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KORCZOWSKI KARTONTEKA -CARTONTHEQUE

Hommage à Tadeusz Kantor:

Le carton succède à l’espace de la théâtralité, mais la finalité est la même : libérer la matière, ou plutôt l’élever au rang de vivant.La peinture vit alors par elle-même, elle se meut en ses propres formes, se nourrit de sa polychromie de chair ; enfin elle possède sa propre carnation, sa propre énergie ; enfin elle accède à la rupture d’infini : l’oeuvre d’art. Bogdan Korczowski


Korczowski "Kartonteka" installation 1990-2000



Korczowski KARTONTEKA-"Cartonthèque"
la mémoire en fragments...

Avant-Propos

Il est effrayant de constater que l'on est parfois plus attiré par l'ombre que par la lumière. En découvrant les tableaux de Bogdan Korczowski, j'ai d'abord voulu renoncer, pour éviter de me mettre en danger, mais j'ai compris que l'ombre, le malaise et la migraine allaient libérer les mots.
Je vous propose ici, au fil de ces quelques pages, un voyage intriguant, dérangeant, dans l'univers sombre, torturé et inquiétant d'un artiste. Ce voyage est le mien, je me suis laissée imprégner par les tableaux de Korczowski et ces pages ne sont que mon interprétation de son art. Ma lecture personnelle de la Cartonthèque est le résultat de mon parcours dans le labyrinthe de ces cartons, indéchiffrables.

J'ai choisi de lire la Cartonthèque avec mes mots, car c'est l'œuvre de Korczowski qui m'a le plus interpellée. C'est une œuvre infinie, évolutive, un immense puzzle qui ne cesse de me fasciner, tant par la démarche que par sa mise en forme.

Perdez-vous dans ce dédale, et rassemblez vos fragments…


"La créativité n'est pas forcément
ce que l'on peut voir"

Bogdan Korczowski, un voyageur sans bagages…
C'est l'histoire d'un homme qui n'a eu de cesse de voyager, avec pour seule valise,
sa peinture, son art.


Histoire d'une initiale"K"
Bogdan Korczowski est né en 1954 à Cracovie, où débute son voyage artistique. Sa première rencontre avec l'art a lieu dans la librairie de son père, seul libraire de Cracovie à recevoir des ouvrages de l'étranger, dans un pays gouverné par la censure. Enfant, même s'il ne comprend pas les langues, il dévore les livres d'art venus de France ou des États-Unis. Il ne lit pas les mots, mais s'imprègne des images, manipule papiers, ficelles et cartons d'emballage. Très vite, il saisit l'importance de la matière, porteuse de la mémoire.
Le livre devient pour lui un objet familier que collectionne son père, un objet dans la bibliothèque qui servait de cloison entre deux chambres. Paradoxalement, si l'objet est facilement accessible et en devient presque banal, le texte reste opaque, étranger. Seuls quelques noms associés à des tableaux s'échappent des lignes, insaisissables : Pollock, Kooning, Rauchenberg…
Après la mort de son père en 1970 et la disparition de sa bibliothèque, il sait qu'il veut donner une dimension artistique à sa vie. Il rentre alors aux Beaux Arts à Cracovie. À cette même époque, il rencontre Tadeusz Kantor, son maître, considéré comme l'un des artistes polonais les plus créatifs de son temps. L'art de ce géni a profondément marqué le jeune polonais et son œuvre lui rend constamment hommage, notamment par l'omniprésence de ce K, leur initiale commune.
Au début des années 80, il fait escale en France. Par curiosité et afin d'approfondir sa technique, il rentre aux Beaux Arts à Paris. Vivre et voyager en Occident lui permet de " rencontrer " les œuvres originales dont il avait vu les reproductions dans les livres de son père. Son travail s'enrichit au fur et à mesure de ses visites à Londres, Madrid ou Florence. En 1986, il est invité par le Polish Museum of Art de Chicago qui exposera ses œuvres. Jusqu'en 1995, il fait de nombreux allers-retours entre la France et les États-Unis. Un de ces voyages va se révéler déterminant. En plein désert du Nevada, il croise le chemin d'un indien Navajo. Après cette rencontre quelque peu surréelle, il comprend que l'artiste est une sorte de chaman, qui crée son propre langage. Personne, mis à part l'artiste lui-même ne connaît l'alphabet utile à la lecture du tableau. Mais peu importe que les formules de l'artiste-chaman soient indéchiffrables, seul compte le résutat, l'effet produit sur l'Autre, la sensation de celui qui regarde la toile, qui utilise le remède.
Aujourd'hui Bogdan Korczowski vit dans son atelier sur les hauteurs de Belleville, mais rêve déjà à d'autres voyages, d'autres rencontres et d'autres langages.
S'asseoir, respirer, digérer,
ne pas chercher à comprendre,
juste se laisser happer par le tableau.

Histoire d'une rencontre...

Quand je suis entrée dans l'atelier de Bogdan Korczowski pour la première fois, un étrange malaise m'a immédiatement envahie. Des images et des odeurs me donnaient mal à la tête. Plus tard, je comprendrai que l'oeuvre de Korczowski est une immense migraine. Les toiles elles aussi, m'agressaient, tant par leur nombre que par leurs tons. Le désordre des tableaux, des pinceaux et des chiffons m'oppressait.

L'envie était grande de quitter cette pièce, de ne jamais revenir, d'échapper à cette violence…Mais quelque chose de plus fort me fixait au sol de l'atelier, m'empêchant de bouger. Au mur, un tableau gigantesque semble m'observer, menaçant. Le cadre, récupéré d'une église.

" S'asseoir, respirer, digérer, ne pas chercher à comprendre,
juste se laisser happer par le tableau. "

La peinture est la plus forte, c'est elle qui gagne et qui s'impose à vous. Il n'y a pas d'autres solutions sinon celle de se taire,
d'écouter et de regarder.

L'artiste semble être dessiné à l'image de son atelier et de sa peinture. On m'avait prévenue, mais je voulais prendre le risque. Sa grande carrure, son crâne chauve et un fort accent slave alimentent mes craintes. L'homme m'intrigue, m'obsède, me fascine.

Et puis la magie a opéré. Celle qui m'avait clouée au sol, celle qui me transportait de tableaux en tableaux et qui me permet aujourd'hui de mettre des mots sur ces sensations trop fortes.

J'étais angoissée, mais au-delà de ce malaise, quelque chose me subjuguait. Je ne pouvais rester insensible à un tel déploiement de couleurs, d'énergie et de mots. Les toiles semblaient vouloir me dire quelque chose. Un langage inconnu, insaisissable, complexe. Je ne comprenais pas ces mots, mais je ressentais leur pouvoir. L'artiste chamane avait réussi sa formule, un violent mélange d'angoisse et de rêve parcourait et parcourt encore mes veines. Il est temps que je sache ce que qui me retient ici. Je veux tenter de comprendre l'homme et son art, non pour une critique, mais simplement pour m'apaiser.

J'ai longtemps cherché le dictionnaire qui m'aurait permis de traduire la Cartonthèque, mais j'ai vite renoncé. Comme les vers de Mallarmé qui demeurent obscurs au fil des lectures, l'oeuvre de Korczowski me laisse dans le doute, l'incompréhension et le danger, mais c'est ce qui m'attire et me fascine le plus chez elle.


La mémoire en fragments...
Mémoire, Matière, Carton


Images d'archive…

Avant la main qui tient le pinceau, l'œil est le principal outil de l'artiste, le regard, sa première arme. Dans les livres de son père, sur les murs de Cracovie, de Paris et de New York, dans les expositions ou dans les déserts, les yeux de l'artiste se remplissent constamment, de cette nourriture nécessaire à la création. Ses multiples voyages ont fait de Bogdan Korczowski un collectionneur et un dévoreur d'images, qu'il nous offre sur ses tableaux. Ainsi nourris, les yeux guident la main dans la traduction picturale.
Comme on découvre un album photo perdu au fond d'une malle, j'ai découvert la Cartonthèque rangée sur une étagère, dans le renfoncement de l'atelier. Fascinée par cet amoncellement d'images, j'ai voulu refaire le chemin de la mémoire de l'artiste, me perdre dans le dédale de ces cartes postales mentales.
Comme autant de petites taches projetées sur l'œuvre de sa vie, Bogdan Korczowski peint indéfiniment des morceaux de sa mémoire, collective ou personnelle. Il vit dans l'urgence, peint sans cesse afin d'échapper à la mort. Car il s'agit toujours de laisser une trace de son passage. La Cartonthèque est une œuvre inachevée et ne peut se penser que comme telle. Elle est le carnet de route de l'artiste qui l'ouvre à chaque nouveau détour dans sa mémoire.
" Je vis dans cette Cartonthèque comme dans les couloirs de la mémoire perdue ou de l'oubli"
Cette œuvre l'habite, plus qu'il ne la crée. Elle le hante sans relâche, l'obligeant à ajouter des morceaux au puzzle, afin d'exprimer un trop plein. Oeuvre éphémère, assemblée uniquement à trois reprises, le puzzle de la Cartonthèque est le patchwork géant et désordonné des fragments d'une mémoire non linéaire, qui effectue des voyages incessants dans le temps et dans l'espace de Bogdan Korczowski.

Un incendie de couleurs et de formes.

Dans les tableaux de Korczowski, la mémoire s'incarne toute entière et prend du relief. Les lieux, les souvenirs, les images prennent vie et semblent vouloir nous dire quelque chose. Comme autant de langues tentant d'échapper au tableau, les gouttes de peinture nous parlent dans des langages étrangers, s'inventent quelques formules magiques et nous envoûtent.
La matière des tableaux de Korczowski exprime les détours sinueux de sa mémoire, autant de coups de couteaux pour autant d'arrêts. Il faut simplement ne pas se laisser impressionner par ce cauchemar intérieur.
La mémoire n'est pas lisse, uniforme ou monochrome. Sa peinture ne pourrait pas être une aquarelle. Il faut créer différents niveaux sur la toile, effacer, recommencer et comme le fait Korczowski, vieillir volontairement ses toiles, en laissant pleurer le pinceau.
Les langues de feu qui sortent du tableau sont les mots du chaman. Elles apportent de la vie à la peinture, qui sans cela pourrait se fatiguer. Il ne faut pas chercher à éteindre cet incendie, mais simplement s'en éloigner parfois pour guérir la fièvre.
Le corps n'est qu'un carton d'emballage qui recouvre notre âme.
La peinture implique un acte physique, un investissement du corps. Le carton comme le corps sont éphémères, destinés à la mort. Le carton est un matériau ignoble, au sens premier du terme. Alors pourquoi l'utiliser pour peindre ? Pourquoi recycler l'emballage de la machine à laver pour y peindre un fragment de sa mémoire ? Si la tableau s'envisage comme une trace que l'artiste laisse, pourquoi créer une trace qui est vouée à la destruction ?
Derrière cette ruse, on semble deviner que Korczowski veut montrer que l'œuvre éphémère qu'est la Cartonthèque reste, après le démontage, la destruction ou la vente d'un carton.
Finalement, ce n'est pas tant le puzzle assemblé qui compte, mais bien la construction de celui-ci, dans l'esprit de l'artiste.
Pour Kantor, la vie est une sorte de poubelle. Korczowski lui, fait les poubelles pour créer de la vie sur ses tableaux.
La vie serait-elle alors un carton qu'on transporterait avec soi et qu'on emplirait au fur et à mesure, nous ramenant à notre condition précaire d'être humain ?

Héloïse Hautemanière


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